L’île d’Otahiti (Tahiti), avant le coucher du soleil.
Une clairière de gazon.
Le lieutenant du roi,
Mr. Banks, naturaliste de l’expédition Cook,
Solander, quartier-maître,
Matamua,
Sullivan, tambour.
(De toutes parts arrivent des indigènes. Le rideau se lève pendant que le tambour bat Aux champs.)
LE LIEUTENANT DU ROI
Et maintenant, à la proclamation du capitaine !
(Court roulement de tambour.)
LE LIEUTENANT DU ROI
Lisant
Habitants de l’île d’Otahiti, moi, le capitaine Cook, commandant le vaisseau du roi l’Endeavour, porte à votre connaissance ma décision de bord du 9 avril 1769. Lors de mon passage aux îles Wallis et Hébrides, la précipitation de mon débarquement a nui fâcheusement aux rapports qu’un équipage anglais doit entretenir avec des populations polynésiennes. L’accueil trop empressé de vos femmes, la frénésie qu’inspirent à vos hommes nos boutons d’uniforme, m’ont amené à penser qu’avant de mélanger marins et insulaires, une personne qualifiée doit prendre contact avec vos chefs et les initier, fût-ce sommairement, aux principes sacrés sans lesquels il n’est pas de civilisation. J’ai délégué à cet effet Mr. Banks, naturaliste-empailleur de l’expédition, dont la compétence morale ne le cède point à l’habileté scientifique, puisqu’il est second marguillier à l’église de Birmingham. Il passera le premier dans l’île une nuit entière, et je demande à votre chef Outourou, dont le bon esprit m’a été signalé par de précédents navigateurs, de se mettre à sa disposition, non seulement pour le logement et l’aiguade, mais pour l’élaboration de règles communes qui assureront demain la correction indispensable au débarquement des marins de Sa Majesté.
(Roulement de tambour.)
SOLANDER
Le notable Outourou est-il présent ?
UN INDIGÈNE
Le notable Outourou plonge, lieutenant. C’est l’heure de la plongée pour les perles. Le requin est plus mou au crépuscule.
LE LIEUTENANT DU ROI
Qu’on nous l’amène vite. Il y a plus de perles à recueillir dans la parole de Mr. Banks qu’au fond du Pacifique.
MR. BANKS
Vous me flattez, lieutenant !
LE LIEUTENANT DU ROI
Et maintenant, Mr. Banks, par quelle manifestation croyez-vous que nous puissions donner à votre arrivée parmi ces insulaires le lustre qui lui convient ?
MR. BANKS
Que diriez-vous du psaume de la colère de David ? Je possède une modeste voix de ténor, et Sullivan ferait la basse avec sa caisse. L’emploi du tambour est autorisé par notre évêque pour les psaumes de l’Ancien Testament.
LE LIEUTENANT DU ROI
Nous avons mieux à leur service, Mr. Banks… Tu es paré, Solander ?
SOLANDER
Oui, lieutenant.
LE LIEUTENANT DU ROI
Tambour, Sullivan !
(Roulement de tambour. Solander monte sur un tertre.)
SOLANDER
Regardez, habitants d’Otahiti, regardez : le quartier-maître Solander ! Rien dans mes poches ! Rien dans mes mains ! Voyez : je frappe sur ma poitrine, sur mon ventre ! Rien n’y fait saillie ! Rien ne s’y casse, et voyez !
(Solander montre un œuf dans sa main.)
J’ai fait surgir un œuf ! Non pas un œuf d’ici, un vulgaire œuf d’émou ou d’ornithorynque, mais l’œuf que pond dans mon pays un oiseau extraordinaire qui sort par la pluie et qu’on dénomme poule ! Et le voilà qui naît par ma cuisse ! Et le voilà qui naît de mon œil ! Le quartier-maître Solander pond par l’œil et par la cuisse, insulaires d’Otahiti ! Et maintenant regardez, si vos yeux peuvent supporter un pareil miracle, ce que je tire de ma bouche. Que peut tirer normalement de sa bouche un marin britannique ? Ce que le maître coq de Sa Majesté y verse, des fèves trop dures, du lard véreux ! Voyez, Solander en tire des papillons, un lapin tricolore, et pour couronner le tout, le portrait grandeur nature de Son Altesse Royale la princesse Félicie-Charlotte, belle-sœur de notre reine bien-aimée.
(Roulement de tambour. Les insulaires observent le plus profond silence.)
LE LIEUTENANT DU ROI
C’est raté, Solander.
SOLANDER
Qu’ont-ils à ne pas broncher ? À la Terre de Feu, ils léchaient mes pieds à l’œuf et m’adoraient au lapin.
MR. BANKS
À un indigène
Cela n’a pas l’air de vous étonner, mon brave ?
L’INDIGÈNE
Cela nous étonne et cela ne nous étonne pas.
MR. BANKS
Explique-toi.
L’INDIGÈNE
Cela nous étonne si vous êtes des hommes. Cela ne nous étonne pas si vous êtes des dieux. Rien n’est plus simple pour un dieu que de pondre par la cuisse ou de vomir des papillons. Nos dieux à nous sont même beaucoup plus forts que Monsieur Solander. Le plus petit des œufs qu’ils pondent est plus gros que l’île. Quand leur plus petit papillon passe, Otahiti est couverte pour trois jours. Mais si Monsieur Solander n’est pas un dieu, c’est autre chose !
MR. BANKS
Solander est un homme, je puis t’en répondre.
L’INDIGÈNE
C’est incroyable ! Vive l’Angleterre !
(Applaudissements frénétiques.)
AUTRE INDIGÈNE
Les Anglais pondent par la cuisse et par l’œil ! Ils honorent l’humanité !
AUTRE INDIGÈNE
Empressons-nous pour les recevoir !
(La foule est prise d’une agitation fébrile. Quelques indigènes construisent une case sommaire. Quelques autres se précipitent au pied de gros arbres et se livrent à une occupation mystérieuse.)
LE LIEUTENANT DU ROI
Quelle incompréhensible agitation ! Ne croyez-vous pas, Mr. Banks, en attendant Outourou, qu’il vous serait profitable de les questionner sur leurs agissements ? Ce serait pour vous autant d’appris, déjà, sur l’âme indigène.
MR. BANKS
Excellente idée, lieutenant… Dis-moi, mon ami, que font là tes camarades ?
MATAMUA
Désignant les Tahitiens qui dressent des piquets :
Ils dressent votre logement pour la nuit, Mr. Banks.
MR. BANKS
Cette case, ouverte à tous les vents ?
MATAMUA
C’est la mieux exposée, Mr. Banks. Elle est face à Nadinaa, l’étoile qui empêche l’étranger endormi d’être changé en opossum.
LE LIEUTENANT DU ROI
Très pratique.
MATAMUA
Et à chacun de vos marins, selon qu’il risque d’être changé en insecte, en poisson, ou en plante, nous bâtirons la case appropriée. En quel animal Mr. Solander redouterait-il le plus d’être changé ?
SOLANDER
Moi ? En mille-pattes.
MATAMUA
Nous vous mettrons face à Pahilao. Elle vous évitera aussi d’être changé en chique.
SOLANDER
J’ai toutes les chances.
MR. BANKS
Et nous y dormirons sur quoi ? Où est le lit ?
MATAMUA
Un lit ? Qu’est-ce qu’un lit ? Nous dormons à même la terre.
MR. BANKS
Et quand vous êtes malades ?
MATAMUA
Nous sommes malades à même la terre, Mr. Banks.
MR. BANKS
Et quand vous mourez ?
MATAMUA
Supposition gratuite, Mr. Banks. Nous ne mourons pas dans cette île. Nos voisins des autres îles meurent. Nous pas. Nous faisons semblant de mourir. À nous voir tu t’y tromperais. Nos mourants crient, se tordent, leurs corps même froidissent, mais nous renaissons dans le premier enfant qui naît. Dans l’archipel, c’est bien connu. Notre île a deux gros avantages dont la marine anglaise peut profiter : le lait de l’arbre à lait y est salé, et l’on y est immortel.
MR. BANKS
Et vous avez aussi vos enfants à même la terre ?
MATAMUA
Évidemment, Mr. Banks. Le démon qui se nourrit de nouveau-nés ne peut baisser sa gueule à moins d’un mètre. Son cou est trop court pour ses jambes.
MR. BANKS
Il n’a qu’à s’agenouiller.
(Tous les indigènes s’esclaffent.)
Qu’ai-je dit de si ridicule ?
MATAMUA
Il ne le peut pas, Mr. Banks. Les genoux des démons sont soudés.
MR. BANKS
Vous n’allez pas me faire croire que même si mes genoux sont soudés je n’arriverai pas, si j’en ai envie, à mettre ma gueule au ras de la terre pour manger un nourrisson ! Je n’ai qu’à me rouler et le manger sur le flanc.
(Rire général.)
MATAMUA
C’est que le flanc des démons est de feu, et que tout grillerait s’ils se couchaient sur le flanc. Ainsi naissent les incendies.
MR. BANKS
Eh bien, je mangerai mon nourrisson grillé ! Il n’en sera pas plus mauvais après tout !... Tout cela n’est vraiment guère convenable !
MATAMUA
Qu’appelez-vous convenable, Mr. Banks ?
MR. BANKS
J’appelle convenable le souci que doit avoir l’homme, créature privilégiée, de se distinguer des animaux.
MATAMUA
Nous l’avons. Nous nous tatouons le ventre. Le ventre des bêtes est toujours ce qu’elles ont de plus laid. C’est ce que nous avons de plus beau.
MR. BANKS
Nous parlions du lit, Matamua. Vis-à-vis des animaux et dans ses actions les plus basses, l’homme se doit d’être toujours sur un piédestal, qui s’appelle la chaise quand il mange, le lit quand il dort. J’en passe… Il doit être sans arrêt sa propre statue.
LE LIEUTENANT DU ROI
Très juste. Je vous ordonne de préparer un lit pour chacun de nos marins. Solander, tu vas passer au navire et apporter un lit de camp. Mr. Banks l’utilisera pour la nuit et il leur servira de modèle.
(Mr. Banks, désignant les indigènes qui s’occupent au pied des arbres.)
MR. BANKS
Et ceux-ci que font-ils ?
MATAMUA
Ce sont les logeurs d’âmes, Mr. Banks. Vous pensez bien qu’une fois les corps des marins anglais abrités, nous ne voulons pas laisser leurs âmes sans logement.
MR. BANKS
Ils sont fous ! Quelle est cette confiture qu’ils répandent au pied des arbres ?
MATAMUA
Mr. Banks, nulle part les âmes ne se trouvent mieux qu’à l’intérieur des arbres. L’écorce les protège. Le feuillage les ombrage. Le vent les berce. Nous avons décidé de loger l’âme du capitaine Cook dans l’arbre qui fleurit tous les cent ans, dont les fleurs sont écloses d’hier, et celles de son état-major dans ces acajous. Mais vous pensez bien que tous les plus beaux sont déjà occupés par des âmes vagabondes qui n’entendront pas les céder à celles des marins, de leur plein gré. C’est pourquoi les logeurs d’âmes répandent devant l’arbre un suc de fruit qui les attire et les englue, et l’arbre est libre.
LE LIEUTENANT DU ROI
Si tu veux mon avis, cher ami, ils gaspillent leur compote.
MR. BANKS
L’âme, Matamua, est un principe immortel qui n’abandonne le corps que si le corps périt. Le corps est méprisable, ignominieux. Mais il est l’habitacle permanent d’un esprit qui y resplendit et y palpite, et qui s’appelle l’âme, n’est-ce pas, Solander ?
SOLANDER
Un genre colombe, oui !
MATAMUA
Les corps anglais sont méprisables ?
MR. BANKS
Tout ce qui est corporel est méprisable.
MATAMUA
Alors c’est curieux qu’un esprit parfait se plaise dans un logis ignoble. Vous devez vous tromper, en Angleterre, Mr. Banks. Ou vos corps sont mieux que vous ne croyez, ou vos âmes sont moins bien. Les nôtres sont plus difficiles. Elles ne viennent à nous que parce que le corps tahitien est beau, agile, parce qu’il est le plus beau vêtement sur cette terre, et d’ailleurs nous avons le plus grand mal à les y retenir, malgré le soin que nous prenons de nous orner et de nous tatouer. Vous ne me ferez pas croire que l’âme de Mr. Solander, dont le corps est malpropre et fruste, ne profite point parfois d’un éternuement ou d’un bâillement pour s’enfuir vers un cocotier roi ou un beau palissandre !
MR. BANKS
Tu te trompes. L’âme de Solander ne sort jamais, même s’il éternue ou s’il bâille, n’est-ce pas, Solander ?
SOLANDER
Pas que je sache, Mr. Banks.
MATAMUA
Quand Monsieur Solander se mouche, crache ou vomit, son âme reste avec lui ?
MR. BANKS
Elle s’éloigne légèrement, mais elle est là.
MATAMUA
Et si Monsieur Solander accomplit une bonne action, elle reste aussi, elle est spectatrice ?
MR. BANKS
Et même elle se rapproche.
MATAMUA
Alors elle doit être confuse, et l’âme confuse rend au réveil l’haleine mauvaise.
MR. BANKS
Si un Anglais, au réveil, a l’haleine mauvaise, c’est qu’il n’a pas pris, au coucher, ses sels de fruits. C’est un mauvais citoyen.
LE LIEUTENANT DU ROI
Insanités ! Solander, dès le débarquement, nos charpentiers couperont les plus gros arbres de l’île.
MR. BANKS
Et de ces monuments de superstition, nous construirons la chapelle.
MATAMUA
Ô pitié, Mr. Banks, les âmes délogées de force font les tourbillons de la mer !
LE LIEUTENANT DU ROI
Il suffit. D’après ces quelques sondages dans l’imagination primitive, Mr. Banks, vous voyez l’ampleur de votre tâche ?
MR. BANKS
Je n’y faillirai pas.
LES INDIGÈNES
Annonçant :
Le notable Outourou !
Les mêmes, Outourou.
LE LIEUTENANT DU ROI
Vous arrivez à point, Outourou, on vous a mis au courant de l’affaire ?
OUTOUROU
Oui, lieutenant. On m’a dit que le capitaine Cook proclamait que c’était beaucoup trop cher pour vos marins de payer nos femmes avec leurs boutons d’uniforme.
LE LIEUTENANT DU ROI
Mon cher Outourou, vos premières paroles prouvent combien la décision du capitaine Cook est opportune. La facilité, la naïveté, et, disons-le, l’impiété de vos mœurs ne sont point pour atténuer la brutalité et l’appétit d’un équipage énervé par deux ans de croisière. Il convient d’apporter à Otahiti un aménagement moral, dont Mr. Banks est le fourrier. Il déposera dans votre corail le levain britannique. Vous n’avez pas trop de ces quelques heures pour trouver avec lui l’état de civilisation intermédiaire entre l’anglaise et l’océanienne, – je me fais fort d’ailleurs d’obtenir du capitaine Cook le débarquement de l’harmonium, – et il me semble indispensable, pour faciliter votre travail et pour que chacun de vous sache à qui il a affaire, qu’il se présente à l’autre, non seulement par son nom, mais par un bref résumé de ses actions et de sa vie.
MR. BANKS
Très juste, lieutenant.
OUTOUROU
Après vous, Mr. Banks.
MR. BANKS
Je m’appelle Samuel John Banks, fils légitime de Philip Banks, expert au tribunal pour les regains, pailles et issues, et de Millicent Parker, avant son mariage fourreuse à Bude, Cornouailles. J’attirai très jeune l’attention du voisinage par une sagesse exemplaire. Quand un enfant mange sa tartine sans d’abord la lécher, ou essuie avant qu’il ne la suce la tétine de sa nourrice, on dit encore dans tout le comté que c’est un petit Banks. C’est à mon entêtement à ne jamais jouer avec les allumettes et à m’éloigner des bassins d’eau bouillante que je dois la sympathie de l’honorable Richard Baseton, principal du collège et grand ennemi de la turbulence, qui, remarquant mon vif amour pour la vie naturelle et la création, me poussa vers l’étude du droit administratif et la préparation des bêtes empaillées. J’ai réussi à tel point dans cette dernière branche que le duc de Marlborough, qui ne veut point entendre parler d’un autre pour mener à bien le groupe en vitrine de ses chiens décousus par le sanglier, m’a recommandé au capitaine Cook pour ce voyage, et il n’est pas exclu qu’il me soit octroyé, à mon retour, les lettres patentes d’Empailleur de la Cour.
LE LIEUTENANT DU ROI
J’espère, Outourou, que tu comprends tout ce que cette vie comporte d’humanité et d’honneur ? À la tienne !
OUTOUROU
Je m’appelle Outourou. Ma naissance a été inscrite sur le ciel par deux coups de foudre. On en voit les marques au jour anniversaire. Je suis le fils légitime de quatre pères, parmi lesquels Outourou, descendant direct par son père d’Ordéfa, qui put apercevoir sous leur porte l’Arc en Ciel, le démon Païa et sa jeune femme à douze seins, et par sa mère de Ouroutéfa qui tua le requin sacré dans lequel il trouva la tête vivante et riante de Vapoa, la plus belle des déesses… J’ai le privilège de la voir en clignant… Je commande, par droit d’héritage, dans la mer aux poissons dont les nageoires sont bleues et dans le ciel aux oiseaux dont les ailes sont rouges. Telle est ma vie.
FIN DE L’EXTRAIT
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